Extrait des tribulations d'un crapaud sur une boite d'allumettes - Tome 2
Mais avant de vous en dévoiler plus, avant de vous révéler qui est à l’autre bout du fil, il me faut revenir en arrière. Je me rends compte qu’un chaînon manque à mon histoire. Ce chaînon, c’est le point de départ, celui qui a forgé mon caractère et qui m’a poussé à vivre mon escapade aux Comores, ma vie à Blois, la quête de mon moi intérieur à Brest, et à faire face à mes peurs à Paris. Pour mieux comprendre tout cela, il faut remonter en 1974, au mois d’octobre, le 12 exactement.
Enfin… pour être parfaitement exact, on pourrait même remonter neuf mois auparavant. Mais est-ce bien intéressant de revenir à une époque où je n’étais qu’un projet très abstrait, une petite cellule qui ne demandait qu’à faire son chemin ? Probablement pas. Encore que…
Imaginez-moi, microscopique, enfermé dans une petite bulle protectrice, bien au chaud dans… disons, l’une des deux profondeurs stratégiques de mon futur géniteur. On aurait pu également parler de noix de coco poilues – sa texture et tout ce qui va avec, y compris les poils plantés de manière chaotique et anarchique, comme un champ en friche mal entretenu.
C’est dans ce havre douillet que des milliards de types comme moi attendent le signal de départ. On est là, les uns contre les autres, coincés dans cet espace exigu, certains trépignant d’impatience, d’autres somnolant. Et moi ? Moi, je prépare mon plan de bataille. Parce que je sens que la moindre hésitation, la moindre distraction, pourrait me coûter la victoire. Et autant dire que je suis du genre compétitif et pas très bon joueur. Quand je joue, c’est pour gagner, sinon autant s’abstenir ; aujourd’hui, je serai le grand vainqueur.
Cela fait maintenant quelques longues minutes que je suis balloté dans tous les sens. Mon propriétaire, visiblement en pleine action, me fait vivre un véritable tourbillon. Je suis secoué, écrasé, presque noyé dans une marée de concurrents, tous aussi désorientés que moi. À chaque mouvement, je suis pris de vertiges, comme un marin en pleine tempête. Le monde tangue tandis que moi, je rêve d’un peu de stabilité, d’un moment de répit. Mais non, ça continue, ça secoue toujours plus fort, et je ne peux que prier pour que ce rodéo sauvage prenne enfin fin, avant que je ne tourne de l’œil. La houle est désormais totalement hors de contrôle et, tel un orage grognant… un râle d’extase retentit, un cri de guerre ancestral explose, se transformant pour nous en un gigantesque « GOOOOOOO ! ».
C’est le signal ! Open bar dans les slibards ! La porte s’ouvre, le terrain de jeu s’étend devant moi, et me voilà propulsé hors des deux prunes bien mûres, lancé à pleine vitesse dans cette course effrénée vers la vie.
Le chaos est total. Ça bouscule dans tous les sens, ça se faufile, ça accélère. Je multiplie les petites stratégies pour rester en tête : des coups d’épaule, des croches-pattes. J’envoie balader mes concurrents à gauche, à droite. Ceux qui osent me doubler finissent par glisser, se prendre une jambe imaginaire. « Désolé, mon vieux, seul le meilleur mérite d’atteindre le but. »
Dans le peloton de tête, il y a un coriace, un solide. Il s’agit probablement du gros sportif de la mêlée, mais je ne suis pas prêt de le laisser gagner ! On est au coude à coude, à bout de souffle, chacun s’acharnant pour être le premier. J’en profite pour le détailler : il est franchement moche, pas du tout photogénique pour un futur embryon. Je ne peux pas faire ça à ma future maman… Ce laideron ne gagnera pas ! J’accélère un peu plus et la voilà devant moi ! L’ovule n’est plus qu’à quelques micromètres. En un dernier sprint, je plonge, tandis que l’autre cageot est définitivement battu.
Et voilà. À peine le temps de savourer ma victoire que je commence déjà mon petit boulot d’implantation. Je creuse et creuse encore jusqu’à entrer totalement dans l’ovule. La vie démarre et mon aventure commence. Une aventure où j’ai compris dès ce premier exploit une leçon essentielle : être le meilleur sera une chose primordiale.